**La Perle**
Maman cuisinait depuis le matin, emplissant la cuisine de délicieuses odeurs. Antonin avait l’eau à la bouche.
— Maman, j’ai faim, je peux goûter ? supplia-t-il en revenant pour la énième fois.
— Patience, les invités vont arriver, on mangera ensemble.
— Ils vont encore tarder… grommela-t-il.
— Prends une pomme en attendant. Ça ne coupera pas ton appétit, dit-elle en désignant la corbeille de fruits.
— Ouais, et après, j’aurai encore plus faim. Il soupira, attrapa quand même la pomme et retourna dans sa chambre, claquant la porte derrière lui.
Antonin avait neuf ans, mais il paraissait à peine six. Les adultes ne rataient jamais une occasion de le rabaisser :
— Comme tu es petit…
— Tu ne manges pas assez, c’est sûr.
— Tu rentres en CP cette année ? Déjà ? Tu es en CE2 ? Impossible !
Et tous lui conseillaient de manger plus.
Ses camarades se moquaient sans cesse. Quand ça devenait trop dur, Antonin séchait les cours. Il faisait semblant d’être malade. Mais étrangement, sa gorge rougissait, la fièvre montait. Maman appelait le médecin. Puis, dès qu’il retournait à l’école, les moqueries reprenaient, et tout recommençait.
Il était bon élève, mais ses absences le faisaient décrocher. Maman s’inquiétait, l’emmenait chez des spécialistes.
— Docteur, pourquoi est-il si petit ? Il ne grandit pas. Nous sommes de taille normale, alors…
— Aucun retard de croissance. Chacun évolue à son rythme. Il rattrapera les autres, ne vous inquiétez pas, répondait le médecin.
— Un jour, tu grandiras. Tu connais Stallone ? On se moquait de lui aussi. Il s’est mis à la muscu. Et regarde-le maintenant, disait un autre.
On lui prescrivait des vitamines, des balades au grand air, une alimentation équilibrée.
Ils l’auraient noyé sous les traitements si un médecin avisé n’avait expliqué son état par une réaction psychosomatique, suggérant une école adaptée ou l’instruction à domicile. Antonin se mit à étudier chez lui et cessa de « tomber malade ».
Il croquait dans sa pomme en regardant les garçons jouer au foot dans la cour. Ils ne l’invitaient jamais.
— Dégage, on va te marcher dessus, et après on se fera engueuler. File avant qu’on te casse la gueule.
Il partait, tête basse. Avec qui jouer ? Pas avec les gamins, en tout cas. Il n’avait pas d’amis.
Que ne donnerait-il pour rattraper les autres ? Personne ne comprenait sa souffrance. Chaque soir, il s’endormait en espérant un miracle : se réveiller grandi. Mais le miracle ne venait pas.
Il n’eut même pas le temps de finir sa pomme et de broyer du noir quand on sonna à la porte. Enfin les invités ! Mais il resta assis. Maman passa la tête.
— Antonin, viens, on se met à table.
— Non. Ils vont encore me regarder avec pitié : « Tu es en quelle classe ? T’es si petit… Tu manges rien ? » J’en ai marre.
— Personne ne dira rien, je te promets. Un collègue de ton père est là avec sa femme et sa fille. Tu as faim, viens.
Antonin posa le trognon sur le rebord de la fenêtre et suivit à contrecœur, le ventre vide. Maman ne cuisinait pas des festins tous les jours.
— Voici Antonin, notre fils, présenta-t-elle en le guidant vers une chaise libre.
Elle avait dû les prévenir, car personne ne fit de remarque. La femme en face de lui lui sourit avec bienveillance. À ses côtés, une fille extraordinaire, son portrait craché. Antonin levait les yeux de son assiette pour l’observer. Elle devait avoir deux ans de plus. Quand leurs regards se croisaient, son cœur s’arrêtait. Ses yeux étaient verts comme la mer un jour de soleil, ses longs cheveux blonds brillants.
— Antonin, tu dois t’ennuyer avec nos discussions ? Montre tes albums à Mélisande. Il adore la photo, notre fils. Et il a du talent, ajouta maman avec fierté.
« Mélisande », répéta mentalement Antonin. Un nom aussi rare qu’elle. La fille se leva, attendant qu’il l’emmène. Elle était grande, élancée.
— Assieds-toi là. Il désigna le canapé en entrant, prit un album et s’installa près d’elle. Il commentait chaque cliché, expliquant où et quand il l’avait pris.
— Pourquoi il n’y a jamais de gens sur tes photos ?
— Je sais pas. J’aime la nature. Regarde, le coucher de soleil éclaire chaque brin d’herbe, chaque branche.
— C’est magnifique. Tu pourrais me photographier ? demanda-t-elle soudain.
— Bien sûr, mais la lumière est mauvaise maintenant.
— Ça va. Attends. Elle s’installa, lissa ses cheveux. — Je suis prête.
— Reste comme ça. Il sortit son appareil, ajusta le cadrage. — Détends-toi, souris un peu. Parfait. Tourne un peu la tête vers la fenêtre. Il déclencha plusieurs fois.
— Je peux voir ? Oh, je suis belle ! Tu peux l’imprimer ? Je la mettrai dans un cadre. J’ai jamais eu une photo aussi jolie.
— Je t’en ferai des encore mieux, promit-il, flatté.
La glace était brisée. Ils aimaient les mêmes livres, les mêmes films. Mélisande aussi avait peu d’amis. Antonin oublia même sa taille. Il était sous le charme. Quand maman vint la chercher — leurs parents partaient —, il fut sincèrement triste.
Il transféra les photos sur son ordinateur, passa la soirée à les retoucher. Il sursauta quand maman entra.
— Une jolie fille.
— Ses parents nous ont invités ce week-end. Tu viens ? Imprime celle-là, mets-la dans un cadre, offre-la-lui. Tu as un vrai don. Elle lui caressa les cheveux avant de sortir.
Ils commencèrent à s’appeler régulièrement.
— Quand je serai grand, je l’épouserai, déclara-t-il un soir.
Maman le regarda avec tristesse, sans répondre, borda simplement sa couverture et éteignit la lumière. Antonin resta éveillé, imaginant grandir, devenir fort comme Stallone, et Mélisande tombant amoureuse de lui…
En sixième, il retourna à l’école, s’entraîna des heures à la musculation. Après la quatrième, ses parents l’envoyèrent en colonie sportive.
— Comme tu as grandi ! s’exclama sa mère à son retour.
Il avait pris plusieurs centimètres. Pas encore à la hauteur des autres, mais il ne faisait plus « petit ». Il alla chez le coiffeur, demanda une coupe tendance. Ses cheveux châtains, épais, furent taillés courts derrière, laissés plus longs sur le dessus. Ça lui allait bien.
— Tu es devenu un homme, dit maman. Où vas-tu ?
— Chez Mélisande. Je n’arrive pas à la joindre. Son téléphone est toujours éteint.
— Attends. Elle n’est plus ici.
— Quoi ? Mais l’école reprend dans une semaine.
— Ses parents ont divorcé. La nouvelle femme a convaincu son père de l’envoyer en pension en Angleterre. Elle y finira ses études. Sa mère est à l’hôpital, elle a très mal vécu la séparation…
— Pourquoi elle ne m’a rien dit ?
— Elle n’avait pas la tête à ça. L’école est stricte : un appel par mois, aux parents seulement. Alors…
— PourEt des années plus tard, alors qu’ils se tenaient sur le pont des Arts à Paris, Antonin glissa une alliance au doigt de Mélisande en murmurant : “La perle, c’était toi, tout ce temps.”