— Je sais que toi aussi, tu souffres sans moi…
— Qu’est-ce que vous marmonnez dans mon dos ? Allez, avouez ce que vous manigancez ! interrogea Ludivine Moreau.
Son gendre et sa fille échangèrent un regard complice.
— Allez-y, ne faites pas durer le suspense.
— Maman, on a décidé de fêter le Nouvel An orthodoxe ce week-end à la maison de campagne. Avec la reprise du travail, on n’aura plus l’occasion d’y aller, déclara Amélie.
— Le Nouvel An ne vous a pas suffi ? Allez-y, puisque vous y tenez. Il fait doux, il y a peu de neige, la route est bonne… Ou alors, vous avez autre chose à m’annoncer ? Ludivine se méfiait.
— C’est… C’est nous trois. Tu viens avec nous, lança Amélie.
— Moi ? Pour quoi faire ?
Ludivine remarqua le regard désemparé que sa fille adressa à son mari.
— Qu’est-ce que vous mijotez encore ? Je n’irai nulle part. Vous êtes jeunes, vous avez envie de bouger, moi je suis bien ici. Je n’ai aucune envie de célébrer quoi que ce soit, encore moins le Nouvel An orthodoxe. Si vous y tenez, partez. Mais sachez que la maison est glaciale et humide. Il faudra bien chauffer la cheminée.
— Justement, c’est ce qu’on voulait te dire. Antoine est allé là-bas hier, il a tout préparé, s’empressa d’ajouter Amélie.
— Tiens donc, quelle efficacité ! Mais j’ai comme l’impression que vous ne partez pas juste pour le plaisir.
— On voulait changer d’air. Les longues vacances de Noël sont finies, et on n’a même pas mis les pieds à la campagne. Là-bas, c’est calme, l’air est pur. La maison est sèche et bien chauffée, confirma le gendre.
— Tu as trouvé le temps pour ça ? Tu as allumé la cheminée toi-même ? Sans mettre le feu à la baraque ? demanda Ludivine, sceptique.
— J’ai pris un jour de congé. On voulait te faire une surprise. Amélie m’a tant parlé de vos réveillons là-bas… On s’est dit… Antoine s’interrompit soudain.
Sous le regard perçant de Ludivine, Amélie lui donna un coup de coude et lui fit les gros yeux.
— Maman, s’il te plaît. Viens avec nous. On ne va pas te laisser ici toute seule pendant qu’on fête ça entre nous. C’est une fête de famille, non ? On rentre dimanche.
Le regard suppliant de sa fille eut raison de Ludivine.
— D’accord. Vous êtes incorrigibles, soupira-t-elle, vaincue.
— Alors prépare tes affaires pour le week-end, on passe te chercher demain matin à sept heures.
Avant qu’elle ne change d’avis, sa fille et son gendre partirent en trombe.
Ludivine se dit qu’un week-end à la campagne ne ferait pas de mal. Elle prépara quelques affaires et alla se coucher.
En rase campagne, la neige bordait la route, par plaques éparses. Autrefois, les hivers étaient plus rigoureux. À cette époque, c’était les grands froids de janvier.
Ils avaient toujours fêté le Nouvel An là-bas. D’abord à deux, puis avec Amélie, pour qui ces escapades étaient une aventure. Souvent, ils invitaient des amis. Cette tradition venait du père de Ludivine.
Ils arrivaient le 30 décembre, décoraient un sapin à l’intérieur et un autre devant la maison. Ils faisaient des bonhommes de neige. Que c’était loin… Où était passée cette époque ? Amélie avait grandi et préférait fêter ça entre amis. Les deux dernières années, Ludivine et son mari étaient restés en ville. Et puis, il était parti. Enfin, elle l’avait chassé.
Un jour, elle était rentrée plus tôt et l’avait surpris avec la voisine. Ils n’étaient pas nus dans le lit—Ludivine n’aurait pas supporté ça. Non, ils étaient à la cuisine, en train de boire du thé. Mais l’intimité de la scène était tout aussi insoutenable.
Elle était restée dans l’entrée, écoutant leurs rires étouffés. Son mari chuchotait parfois, les mots indistincts. Ils ne l’avaient pas vue tout de suite, assis côte à côte, les épaules et les têtes se frôlant.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? avait-elle lancé d’une voix forte.
Le couple avait sursauté. La voisine, confuse, s’était enfuie. Belle et jeune, elle venait d’emménager dans l’immeuble. Son mari avait bredouillé des excuses, balbutié des explications vaseuses. Il jurait qu’il ne s’était rien passé.
Comme si elle allait le croire. Combien de temps avaient-ils passé seuls ? Assez pour tout faire, bien sûr. Ils ne s’étaient sûrement pas contentés d’échanger des blagues.
Même aujourd’hui, Ludivine avait du mal à y repenser. Ce jour-là… Elle avait hurlé, s’était comportée comme une poissonnière, complètement hors d’elle. Son mari avait pris ses affaires et était parti. Elle avait balancé dans une valise tout ce qui lui tombait sous la main et l’avait mise dans l’entrée.
Amélie avait tenté de la convaincre de lui pardonner, mais Ludivine refusait. Elle avait souffert, pleuré, sombré dans l’hystérie ou l’apathie, mais ne pouvait pas oublier. Peu lui importait où il était allé—tant qu’il n’était pas chez cette voisine. Elle l’évitait ostensiblement dans l’escalier ou la cour. Puis la voisine avait déménagé. Sans la croiser, Ludivine s’était calmée. Mais elle ne pouvait toujours pas pardonner.
Ils avaient vécu ensemble vingt-six ans. Le pire, c’était qu’il ne l’avait pas seulement trompée, mais dans leur propre appartement, sur leur canapé ou leur lit. Comment pardonner ça ? Il lui répétait que c’était un accident, un unique écart. Comment le croire ? Qu’est-ce qui les empêchait de se revoir ? Si elle n’était pas rentrée plus tôt ce jour-là, elle ne saurait peut-être toujours rien.
Sa sœur à lui était venue. Elle lui avait dit que Philippe vivait chez elle, qu’il allait mal. Comme si Ludivine allait bien, elle ! Comme si elle ne souffrait pas !
— Pardonne-lui. Ça arrive à tout le monde. Tu verras, s’il se retrouve avec une autre, tu le regretteras amèrement.
À vrai dire, Ludivine y songeait parfois. Amélie s’était mariée et vivait à part. La solitude lui pesait. Si seulement Philippe l’avait appelée ou était venu… Mais il ne l’avait pas fait. Et la rancœur, l’orgueil blessé, l’empêchaient de faire le premier pas.
Voilà comment, depuis six mois, ils vivaient séparés. Amélie voyait son père de temps en temps. Elle disait qu’il avait maigri, qu’il avait mauvaise mine. Elle la suppliait de se réconcilier.
Ludivine ne s’imaginait pas revivre avec lui, partager à nouveau le même lit. Le voir, c’était raviver la plaie. Ou alors cohabiter en étrangers ? Non. Plutôt rien que ça.
Elle desserra son manteau, détacha son écharpe. Dans la voiture, il faisait chaud. Amélie et Antoine chuchotaient. Bercée par le ronronnement du moteur, Ludivine s’assoupit. Elle se réveilla lorsque la voiture s’arrêta devant le portail de leur propriété.
Elle sortit, respira à pleins poumons l’air frais. Surprise, elle remarquaElle sourit en apercevant Philippe qui l’attendait sur le pas de la porte, un verre de vin à la main, prêt à recommencer leur histoire là où elle s’était arrêtée.